L’amour des mots

Sheila Gill Hadden and James Goldberg
1 July 2015

Le patrimoine de Mabel Jones Gabbott

Mabel Jones Gabbott, 1938

Lors de leur service de baptême, il n’est pas rare de voir des enfants de huit ans, habillés en blanc, chanter avec les membres de leur famille et de leur paroisse « Jésus vint à Jean-Baptiste, Dans la Judée autrefois, Et fut baptisé par immersion, Dans le Jourdain près de là.1 Le lendemain peut-être les entendra-t-on chanter avec l'assemblée « En toute humilité ».2 pendant que la Sainte-Cène est préparée. Plus tard, alors qu’ils méditent en silence pendant la bénédiction et la distribution du pain et de l’eau, ces mêmes jeunes membres de l’Église se souviendront-ils peut-être des paroles d’un autre chant : « Comment nous a-t-il enseigné la mort, le sacrifice ? Il envoya mourir pour nous son Bien-aimé, son Fils3 »).

Bien que peu de gens reconnaissent le nom de Mabel Jones Gabbott, ses mots résonnent aux oreilles de tous les membres de l’Église de nos jours et beaucoup les connaissent par cœur. Outre les nombreux articles et poèmes écrits pendant sa longue carrière aux magazines de l’Église, Mabel Jones Gabbott a écrit les paroles de seize chants de la Primaire et de quatre cantiques. Ses phrases sobres et simples, qui expriment son émerveillement et son témoignage renforcent la spiritualité de millions de personnes aujourd’hui.

Quelles sont les expériences qui ont façonné cet écrivain dont les œuvres ont touché tant de cœurs, et quels sont les facteurs qui l’ont influencé ?

Enfance à Malad (Idaho) et héritage gallois mormon

Bien avant la naissance de Mabel Jones en 1910 à Malad (Idaho), ville de tradition galloise et mormone, les membres de l’Église gallois avait laissé leur empreinte dans la culture musicale de l’Église. La culture galloise accordait une grande valeur au chant et au récit oral, et les convertis qui se rassemblaient dans les montagnes rocheuses dans les premières colonies de l’Église apportaient avec eux la force de cet héritage culturel. En 1849, un converti gallois du nom de John Parry, réunit plusieurs dizaines de chanteurs gallois en un groupe qui allait devenir le Chœur du Tabernacle mormon. Une génération plus tard, sous la direction d’Evans Stephens, lui aussi membre de l’Église gallois et auteur de cantiques prolifiques, le chœur contribua à accroître la notoriété publique de l’Église grâce à son impressionnante prestation dans un concours de musique d’inspiration galloise à l’exposition universelle de 1893 à Chicago.

« La culture galloise accordait une grande valeur au chant et au récit oral, et les convertis qui se rassemblaient dans les montagnes rocheuses, dans les premières colonies de l’Église apportaient avec eux la force de cet héritage culturel. »

À l’époque de la naissance de Mabel, la ville de Malad, qui ne comptait pourtant qu’environ mille trois cents personnes, organisait chaque année des festivals de chants et de récits dynamiques, inspirés de la tradition galloise de l’eisteddfod. C’est dans ce milieu que la jeune Mabel allait tomber « amoureuse des mots4».4 Elle passait des heures à lire des livres à sa grand-mère maternelle qui était alitée, et aimait s’asseoir derrière le fourneau du salon avec un livre pour écouter ses oncles et tantes bavarder pendant les longues soirées où ils venaient rendre visite à sa famille. À l’adolescence, Mabel et deux de ses amies, Clarice Parry et Gwendolyn Evans, étaient souvent invitées à accompagner le père de Gwen, membre du grand conseil de pieu, pour faire profiter les paroisses plus éloignées de leurs talents. Pendant la réunion de Sainte-Cène, Clarice jouait du piano pendant que Gwendolyn chantait, et que Mabel lisait des poèmes5.

Mabel se souvient aussi que la musique et la danse tenaient une part importante dans la culture de Malad. Lorsqu’elle était au lycée dans les années 1920, l’Église décida de remplacer la vieille église en bois qu’elle avait connue toute sa jeunesse, et la paroisse organisa « un bal et une dernière fête » en guise de cérémonie d’adieu. « Quelques-uns d’entre nous sont sortis pendant la soirée, » se rappelle Mabel, « et il nous a semblé voir le bâtiment osciller au rythme de la foule qui dansait à l’intérieur6. »

Après l’université, Mabel revint à Malad pendant quelques années pour y enseigner, et commença à s’essayer à l’écriture. Pendant cette période, elle écrivit des sketchs et des spectacles itinérants pour l’Église avec sa sœur Elaine. Elle ne se doutait pas que son passe-temps était un talent et qu’il deviendrait plus tard une part intégrante de sa vie.

De nombreux mentors personnels

À la fin de la vingtaine, Mabel quitta son foyer pour servir dans la mission des États du Nord-Ouest. Son président de mission, Preston Nibley, reconnu son talent pour l’écriture et l’encouragea. Elle lui envoya une fois son rapport hebdomadaire sous forme de poème. Une autre fois, il lui demanda d’écrire l’histoire de la croissance et des accomplissements de la Société de Secours dans les États de l’Ouest des États-Unis.

Peu de temps avant qu’elle ne soit relevée, Joseph L. Wirthlin, conseiller dans l’Épiscopat président, rendit visite à la mission des États du Nord-Ouest et encouragea Mabel à venir à Salt Lake pour postuler à un emploi pour l’Église. Elle le fit, et fut embauchée comme secrétaire de l’Évêque Président LeGrand Richards. Belle Spafford, qui était éditrice pour le Relief Society Magazine, travaillait dans le même bâtiment et encouragea Mabel à écrire un poème pour un numéro de son magazine. Pour Mabel, ces fréquentations et ces occasions firent de cette année à Salt Lake City « une année prodigieuse, indescriptible et inoubliable ». Peu de temps après la publication de son poème, Mabel alla se recueillir sur les marches du capitole de l’État, un endroit où elle aimait se rendre et « contempler la vallée pour laquelle [ses] ancêtres étaient venus de si loin ». Assise sur les marches, elle médita sur ses propres réussites. « J’ai vingt-huit ans et j’ai publié un poème, » pensa-t-elle. « Le monde m’appartient7. »

À la même époque, Mabel devint la colocataire de Florence Nielsen, une ancienne collègue de mission qui comprenait et appréciait son amour pour les mots. Un jour, après une dispute avec son petit ami, Mabel dit à sa colocataire : « Maintenant c’est sûr, je ne me marierai jamais. » Florence lui répondit : « Ne t’en fais pas Mabel, tu as toujours ta carte de bibliothèque8. »

En 1941, quelques mois avant son trente et unième anniversaire, Mabel épousait son ce même petit ami, J. Donald Gabbott. « Son passe-temps favori était la photographie, et le mien la poésie. Il me photographiait, et moi je lui écrivais des poèmes d’amour à la douzaine » se souvient-elle. Sa relation avec son mari et chacun de ses cinq enfants allait devenir un thème récurrent de son travail, comme le démontre son poème « À présent mariés » :

Jadis, pour exprimer l’enchantement de nos cœurs,
Les heures manquaient toujours
Jeunes en amour, nous tissions notre histoire
Jusqu’à ce que l’aube colore la nuit.

À présent mariés, par dessus notre livre
nos regards se rencontrent
Et tout ce qu’on voulait se dire
Peut se lire dans un simple regard9.

Lorsqu’elle devint mère, Mabel s’arrêta de travailler à plein temps mais continua de prendre le temps de développer ses talents. Elle rencontra plusieurs autres auteurs grâce à un atelier de poésie parrainé par le magazine Children’s Friend, et organisa un groupe d’étude, d’écriture et de critique qui se réunissait régulièrement. Grâce à ses talents et à ce réseau de soutien solide, elle s’épanouit dans son rôle d’écrivain bien que ses responsabilités de mère occupaient la plus grande partie de son temps. Outre ses projets personnels (des poèmes pour les mariages de ses neveux et nièces par exemple), elle écrivit des cantiques pour le livre de cantiques de 1950 et édita des articles pour le magazine Children’s Friend.

Reprise du travail à temps plein

Au début des années 1960, alors que ses enfants les plus âgés étaient à l’université et les plus jeunes à l’école élémentaire, des imprévus financiers motivèrent Mabel à chercher de nouveau un emploi à temps plein. Mais après avoir postulé à un emploi de secrétaire, Mabel découvrit que le monde du travail avait beaucoup changé au cours des vingt dernières années : « La prise de notes s’était accélérée, le vocabulaire était nouveau, la machine à écrire était électrique. Je me sentais dépassée, et pas dans mon élément10. »

Après une courte période de découragement, Mabel décida de chercher un emploi qui utiliserait les compétences d’écriture et d’édition qu’elle avait développées pendant ses années au foyer. En 1964, elle était embauchée pour éditer les articles du Relief Society Magazine. L’année suivante, trois autres magazines de l’Église souhaitaient la recruter. « Ils n’avaient aucune idée de l’étendue de mon ignorance, » dira-t-elle plus tard en plaisantant11.11

Elle décida de travailler pour l’Improvement Era et devint une voix précieuse parmi les membres du personnel en majorité masculins. Son travail d’éditeur influença parfois le sujet de sa poésie. Par exemple, alors qu’elle éditait des articles sur la création, elle eut le sentiment que le rôle d’Ève était négligé. Cette observation inspira en 1967 son poème « Ève et moi ». Dans le poème, elle se demande si elle aurait eu le courage de choisir la mortalité plutôt que la sécurité du jardin d’Eden et conclut avec ces vers :

Si j’étais Ève et que le serpent venait
(sage et savant et connaissant mon nom),
Et m’offrait la douleur, les soucis et la mort
Et l’amour d’un enfant toute ma vie durant,
Sans doute, je mangerais le fruit
Et penserait que la mortalité est un faible prix12.

Le poème toucha profondément les lecteurs. Dans une lettre au rédacteur en chef, un lecteur écrivit : « J’ai lu l’Era du mois de février et je n’ai trouvé qu’une seule chose à redire : Le poème « Ève et moi » de Mabel Jones Gabbott aurait dû être placardé sur la page de couverture. Impossible de ne pas manger la pomme avec Ève et Mabel Jones Gabbott13. »

En plus de ces articles et poèmes pour l’Improvement Era, Mabel s’appuya sur son expérience en tant qu’auteur de cantiques pour écrire plusieurs chants de l’Église pour enfants. Ces chants représentaient un défi artistique particulier. Ils devaient captiver l’imagination des enfants et enseigner en quelques idées de base des doctrines complexes. Mabel considérait le fait d’expliquer correctement les principes de l’Évangile comme une responsabilité personnelle et y mettait tout son cœur. Trois de ses chants, dont les chants « Baptême » et « To think About Jesus » (Pensant à Jésus) furent inclus dans le livre de chants pour enfants de 1969 Chantons ensemble14.

L’expérience acquise par Mabel en tant qu’auteur de cantiques et éditeur la prépara à une tâche importante. En 1973 commençait un travail important de révision et de modernisation du livre de cantiques de l’Église. Mabel fut nommée présidente du comité, suivant les traces d’Emma Smith qui avait été appelée en 1830 à « faire […] un recueil de cantiques sacrés […] pour l’usage de [l’]Église » (D&A 25:11). L’engagement de Mabel pour la poésie et la clarté doctrinale contribuèrent à faire de ce projet de douze ans un succès durable, aboutissant à la publication du livre de cantique vert bien connu que nous utilisons toujours aujourd’hui.

Le projet commença peu de temps avant que Mabel ne termine sa carrière à plein temps aux magazines de l’Église. Elle continua à servir dans le comité de révision du livre de cantiques même après son départ à la retraite en 1975.

Retraite

Beaucoup de couples, attendent impatiemment la retraite pour passer du temps ensemble chez eux, en famille, ou pour faire une mission. Mais ces rêves ne devaient pas se réaliser pour Don et Mabel. En mai 1976, Don décédait de la leucémie. Mabel allait vivre ses années de retraite sans lui. Comme elle l’avait fait plusieurs fois auparavant, c’est à travers la poésie que Mabel exprima ses sentiments :

« Après... »

Oui j’ai des souvenirs,
Assez pour éclairer tous mes jours à venir.

Souvenirs de torrents dévalant la montagne,
De lecture, de foi commune et de pensées sur Dieu ;

Du silence complice d’un jogging matinal,
De cerises parfumées, de la cueillette estivale ;

Du plaisir partagé d’une partie bien jouée,
ou de la longue et triste attente d'une joie tant espérée ;

De nos différences et de l’âge qu’on prend,
et de l’amour indulgent, généreux et constant.

Oui j’ai la foi ; demain chasse le présent,
et Don, aux portes de l’éternité, veille et m’attend.

Aujourd’hui, je vis avec confiance,
mais je vis en supportant l’absence15.15

Bien qu’il soit difficile pour Mabel de se faire à la vie sans Don, elle trouva le moyen de faire plus que « vivre en supportant l’absence. » Plusieurs de ses plus belles œuvres furent écrites pendant ses années de retraite. Elle était particulièrement inspirée par la musique pour enfants. En 1981, elle publia une cantate pour enfants au sujet du Livre de Mormon. En 1982, elle écrivit « Il envoya son Fils aimé » dans lequel elle formule de façon claire et élégante des questions importantes sur la manière dont notre Père céleste nous tend la main pour nous délivrer d’un monde déchu. En décembre 1985 (elle avait soixante-quinze ans), le magazine Friend publia un chant de Noël peu commun qu’elle avait écrit. Il s’appuyait sur la prophétie de la naissance du Christ racontée par Samuel le Lamanite16.

En 1987, à l’âge de soixante-dix-sept ans, deux événements vinrent s’associer pour lui offrir une occasion inattendue. Mabel perçut une somme importante pour des droits d’auteur après la réédition d’un de ses livres et entendit parler d’une occasion de participer à un voyage d’étude à l’université de Cambridge en Angleterre. Elle suivit un cours de poésie et un cours d’histoire et passa deux semaines à visiter le Pays de Galles, pays de ses ancêtres, méditant sur ce qu’avait dû ressentir sa grand-mère en quittant ce « magnifique pays de verdure luxuriante » pour vivre près des saints et du temple, dans un désert éloigné17.

Bien que le savoir-faire de Mabel ait évolué au cours d’une vie longue et productive, elle garda sa capacité de s’émerveiller comme un enfant et son amour pour les mots continua de remplir sa vie et de s’exprimer dans son travail, comme en témoigne ce poème publié dans le magazine Friend un an après sa visite en Angleterre et au Pays de Galles :

Comme les fruits du pommier,
Parfois jaunes, parfois rouges
On goutte la saveur des livres
Quand on les lit.
Parfois acides, parfois doux,
Parfois juteux et sucrés :
Un festin, un délice, un régal !
Vite, dévorons-les18 !

En 1989 était publié le recueil de Chants pour les enfants de la Primaire. Mabel est l’auteur le plus représenté avec seize chants inclus au recueil. « Il existe une joie indescriptible à traduire une idée en des mots intelligibles et rythmés. » écrivait Mabel […] « On a souvent peur que les idées ne puissent pas s’organiser clairement en mesures, ou que les mots ne puissent pas exprimer ce que l’esprit veut dire, ou alors que la sonorité et le rythme musical du vers soient irréguliers et discordants. Et puis après s’être débattu avec les mots, le vers se met en place, et ce que le cœur ressent et ce que l’esprit croit devient réalité19. »